19 décembre 2004... Soixantième anniversaire de l'ordination de Karl Leisner
En ce dimanche 19 décembre 2004, il neige à gros flocons sur le camp de Dachau. Un silence apaisé règne aujourd’hui sur cet espace entouré de miradors et de barbelés où, de 1933 à 1945, ont souffert et sont morts des dizaines de milliers de déportés. Devant l’emplacement du block 26, bravant le froid, un groupe se recueille. Il y a là le cardinal Friedrich Wetter, archevêque de Munich, Mgr Hippolyte Simon, archevêque de Clermont, Mgr Reinhard Lettmann, évêque de Münster, Mgr Adrianus Van Luyn, évêque de Rotterdam (Pays-Bas), des jeunes, des Allemands, des Français… Sur le sol, la photo d’un prêtre en chasuble, quelques bougies allumées, des fleurs que viennent recouvrir les flocons. C’est ici, dans la chapelle de la baraque du block 26, dite «la baraque des prêtres», que le 17 décembre 1944, 3e dimanche de l’Avent, Karl Leisner, jeune diacre allemand, était ordonné prêtre au petit matin et dans la clandestinité par un évêque français, Mgr Gabriel Piguet, évêque de Clermont.
Le P. Jean Kammerer, prêtre retraité à Paris, ne cache pas son émotion. Il n’était pas présent à la célébration, mais se souvient très bien avoir assisté quelques jours plus tard, le 26 décembre, à la première et dernière messe du jeune prêtre, malade et affaibli. «Là, nous y étions en foule avec une grande joie. Y compris les pasteurs protestants qui se sont chargés d’offrir thé et gâteaux à Karl Leisner et à ses amis», note-t-il dans ses mémoires . Un diacre allemand ordonné par un évêque français dans un camp de concentration! L’événement, même clandestin, n’était pas passé inaperçu parmi les déportés. La nouvelle s’était diffusée dans les blocks des prêtres, mais aussi parmi d’autres prisonniers. Edmond Michelet l’évoque dans son livre sur Dachau, Rue de la Liberté.
Soixante ans plus tard, Mgr Simon, successeur de Mgr Piguet, a voulu célébrer l’anniversaire d’une manière toute spéciale. Persuadé de la valeur symbolique et fondatrice de cette célébration de 1944, il a profité de cet anniversaire pour multiplier les rencontres à la découverte de Karl Leisner et de l’Allemagne. «Pour rappeler comment de jeunes Allemands se sont opposés, dès le début et sans compromission, au totalitarisme nazi», explique-t-il.
L'église Ste Croix, tout à côté du camp, est comble. De nombreux pèlerins en provenance de toute l’Europe sont présents. Le diocèse de Clermont-Ferrand est largement représenté, ainsi que le diocèse de Münster.
La célébration présidée par le Cardinal Wetter de Munich, en présence de délégations allemandes, françaises, hollandaises et polonaises est un événement tout à fait exceptionnel, d’une grande valeur symbolique, soulignant fortement l’importance du pardon, de la réconciliation et la valeur du sacrifice librement consenti comme bases de la construction européenne.
Lorsque Mgr Piguet, le 17 décembre 1944, évêque de Clermont-Ferrand imposa en secret les mains à un diacre allemand pour l'ordonner prêtre devant des représentants de 23 nations, la réconciliation entre les peuples était déjà préfigurée, alors que les armes parlaient encore.
Ce 19 décembre 2004, la messe est à nouveau célébrée avec le calice et la crosse épiscopale qui servirent lors de l’ordination de Karl Leisner ; elle est concélébrée par Mgr Lettmann, Mgr Simon, Mgr van Luyn, mais aussi Mgr Jez de Koszalin (Pologne), ancien déporté, Mgr Rivière, évêque auxiliaire de Marseille et petit-fils d'Edmond Michelet, Mgr Siebler et Mgr Dietl, évêques auxiliaires de Munich, ainsi que d’anciens prêtres déportés de Dachau, notamment l'Abbé Scheipers du diocèse de Münster et l'Abbé Jean Kammerer, actuellement à Paris.
Mgr Simon, qui fut à l’origine de l’évènement, explique le sens profond de cette ordination de 1944: « Je veux aujourd'hui redonner à Karl Leisner toute la solennité de sa première messe, qui, il y a 60 ans, lui a été entièrement ravie ». La cérémonie se poursuit au Carmel de Dachau et devant la stèle du bloc 26, où était incarcéré le jeune diacre de 1939 à 1945.
Plusieurs anciens déportés apportent également leur témoignage personnel. Mgr Jez, évêque émérite de Koszalin, un des rescapés parmi les 1500 prêtres polonais (dont 44 sont béatifiés !) : « Pour Karl comme pour tout croyant, la foi est la garantie des Biens que l'homme espère. Contre toute attente, l'ordination de Karl a été possible. Toutes les paroles de l'écriture se sont réalisées : "En Toi seul Seigneur, est mon espérance" ».
L'Abbé Jean Kammerer évoque de l'ordination de Karl : « Ce fut pour tous un moment de grande émotion, mais aussi une résistance spirituelle au cœur de cette grande nuit… Il a rappelé cette parole de St.Jean : "Non, les ténèbres ne pourront pas étouffer la Lumière". Carl a offert sa vie. Ce fut son seul ministère possible ».
L'Abbé Scheipers, seul rescapé du Bloc 26 qui imposa les mains au diacre Karl, explique comment sa foi a grandi au milieu des épreuves de toutes sortes : « J'ai été porté par une véritable chaîne de protection divine. A Dachau, j'ai vécu la sainteté des détenus qui se sont exposés pour sauver leurs camarades ». Il rappelle ce mot inscrit au-dessus de ce qui reste d'une chambre à gaz en Autriche : "Victor quia victima" - Ils sont vainqueurs parce que offerts en sacrifice ».
A l'issue de l'office, la procession quitte le camp pour franchir la grille du Carmel adossé au mur extérieur ; les pèlerins unissent leur prière à celle des religieuses. Un dernier et grand moment de recueillement termine la célébration devant la stèle du bloc 26, habillée de blanc. La neige y a déposé son manteau immaculé. Intense moment de silence et de prière avec les quelques anciens venus là pour se souvenir.
La même journée, au cours d’une cérémonie tout aussi émouvante la Légion d'Honneur est remise par l'ambassadeur de France à Berlin, Claude Martin, à Soeur Imma Mack, qui, au péril de sa vie, permit l'ordination de Carl Leisner, en introduisant clandestinement au camp tout ce qu'il fallait pour la cérémonie ; elle avait alors 19 ans. Imma Mack était postulante, à Munich. Une fois par semaine, elle allait en train ou à vélo à Dachau, distant de 15 kilomètres. Sous prétexte d’acheter des fleurs que cultivaient les prisonniers, en particulier les ecclésiastiques, dans la « plantation » du camp de concentration, (ses souvenirs s’appellent "Pourquoi j’aime les azalées") Imma servait d’agent de liaison avec l’extérieur, en accord avec sa communauté. Elle avait conscience du danger mais priait toujours en route… La jeune religieuse fit ainsi passer aux prêtres du bloc 26 courrier, médicaments, vin de messe et hosties. C’est elle qui a transmis à Mgr Piguet les autorisations canoniques et l’huile sainte nécessaires à l’ordination de Carl Leisner. « L’ange de Dachau » est ainsi honorée pour « son courage et son engagement au service de la paix et de la réconciliation entre les deux peuples ».